Dans son rapport rendu le 8 juillet, la commission d'enquête sénatoriale sur la transparence des aides publiques aux entreprises pointe des dispositifs trop peu contraignants et distribués sans contreparties. Les sénateurs, qui appellent à un « choc de transparence et de rationalisation », font le constat unanime d'un Etat qui a failli à poser des exigences face aux grandes entreprises. A travers une vingtaine de recommandations, ils réclament un meilleur conditionnement des subventions publiques afin d'éviter les effets d'aubaine ainsi que des évaluations systématiques des dispositifs d'aides.
211 milliards d'euros !
C'est le chiffrage auquel a abouti la commission d'enquête sénatoriale du montant des aides versées en 2023 aux entreprises par l'Etat, qu'il s'agisse de subventions publiques, de crédits d'impôts (CIR), d'avantages fiscaux ou encore d'allègements de cotisations sociales (CICE). Face à un maquis de 2252 dispositifs d'aides et un Ministère de l'économie et des finances dans l'incapacité de déterminer le montant exact des aides versées par l'Etat aux entreprises, la commission d'enquête a dû s'atteler elle-même à établir ce « chiffre indiscutable ». Un niveau de dépenses faramineux qui en fait le premier poste budgétaire de l'Etat.
Inédit dans son exercice, les auditions menées durant plusieurs mois ont conduit les parlementaires à questionner 33 des plus grands dirigeants d'entreprises françaises, mais aussi des experts et des syndicats. Lancée dans un contexte social de menaces d'austérité budgétaire et d'augmentation des plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) dénoncés et chiffrés à près de 400 par la CGT l'an dernier, cette commission d'enquête s'était fixée pour objectif d'évaluer le périmètre et le coût des aides aux entreprises, mais aussi de s'interroger sur leur conditionnalité et d'évaluer si leur utilisation était suffisamment contrôlée. A cette dernière question, la réponse est clairement : non. Au terme des échanges et des débats qui ont suivi, la commission transpartisane a abouti à un constat aussi édifiant que consternant pour les pouvoirs publics : celui d'un versement dispendieux d'aides étatiques aux très grandes entreprises sans mesures de contrôle, à défaut d'un simple contrôle fiscal tous les quatre ans. Et d’un Etat aveugle quant à l’utilisation des sommes qu’il déverse.
A partir des 26 recommandations émises dans leur rapport rendu public le 8 juillet, les sénateurs appellent par conséquent à un choc de « transparence, d'évaluation, de rationalisation » mais aussi de « responsabilisation » des entreprises. Car il est « difficile de venir réclamer de l'argent si on n'a pas posé de conditions au départ », a souligné, lors de la conférence de presse de présentation de ses conclusions, le président de la commission, Olivier Rietmann (groupe les Républicains). La CGT, auditionnée aux côtés des autres organisations syndicales, avait pointée l'absence de suivi permettant de connaître le périmètre et le montant des aides versées. La Commission a abondé dans ce sens en demandant à ce que l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) établisse, d'ici 2027, un tableau de suivi « des aides aux entreprises, en fonction de leur taille ». « Beaucoup de choses que nous demandions ont été reprises », s'est félicitée Fabienne Rouchy, secrétaire confédérale de la CGT.
« Jamais je n'aurai cru possible d'obtenir que de telles propositions soient votées à l'unanimité dans une commission à majorité de droite sénatoriale, c'est un bond phénoménal dans la bataille des idées », Fabien Gay, rapporteur de la Commission et membre du Parti Communiste Français (PCF).
« L'aide publique doit être incitative, c'est-à-dire qu'elle doit permettre de modifier le comportement des entreprises », lit-on dans le rapport d'enquête de 470 pages. Un certain nombre de mesures visant à responsabiliser les entreprises, toutes « votées à l'unanimité », a tenu à rappeler le président de la Commission, sont allées bien plus loin que ce que laissait espérer la composition de cette commission sénatoriale dominée par les Républicains et les centristes. Des préconisations plus coercitives, telles que le remboursement des aides aux entreprises condamnées pour une infraction grave (fraude fiscale, travail dissimulé) ou dans le cas où une entreprise délocaliserait dans les deux ans qui suivent la perception d'aides – sur le modèle de ce qu'a été imposé aux sociétés en Espagne -, qui ont été applaudies par la CGT. « Nous travaillons depuis longtemps sur ces questions. Nous sommes très satisfaits qu'on demande aux entreprises qui délocalisent de rembourser. Les mesures ne vont pas encore assez loin, mais ce sont pour nous des points d'appui. Cela nous donne des arguments dans les débats publics que nous aurons lors des discussions autour du Projet de loi de Finance », souligne Fabienne Rouchy, pour la CGT.
L'enjeu pour la commission était aussi de recréer un « choc de confiance » chez les citoyens, sans cesse responsabilisés et contrôlés lorsqu'ils sont amenés à percevoir des aides sociales assurantielles. Dans un contexte où les Français ont été particulièrement choqués de voir de grandes entreprises comme Auchan, Arcelor Mital ou Michelin mettre en place des plans sociaux et distribuer des dividendes records alors mêmes qu'elles avaient touché des centaines de millions d'euros d'aides publiques, le fait que les entreprises soient mieux contrôlées sur l'argent qu'elles perçoivent s'est imposé dans l'opinion.
Ainsi que l'a formulé le rapporteur de la Commission Fabien Gay (groupe communiste), dans le but d'empêcher que « l'argent public ne puisse revenir aux actionnaires », la commission préconise donc que les subventions perçues soient extraites du résultat distribuable établi par l'entreprise au moment de reverser des dividendes. « C'est l'un des résultats les plus forts de la commission d'enquête ! Mais est-ce que ça aura suivi de conséquences en aval ? », s'interroge Laurent Cordonnier, économiste au Clersé et co-auteur du rapport « Un capitalisme sous perfusion ». Si le chercheur salue les avancées de ce rapport, il en voit aussi les limites dues aux divisions partisanes au sein de la commission. « J'ai un regret c'est que la Commission ne pointe aucune dépense sur lesquelles on aurait pu faire des économies. Comme le fait de supprimer les exonérations de cotisations sociales au-dessus de 1,6 Smic, unanimement jugées inefficaces, qui permettraient 20 milliards de dépenses en moins. Ainsi que le fait de conditionner les aides à des objectifs sociaux et environnementaux ». Le même constat est fait à la CGT, qui dénonce un volet du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) mis en place par Hollande (et transformé en 2017 en allègements de cotisations) qui a tout de l'effet d'aubaine : « La littérature économique a prouvé que c'était inefficace au-delà de 1,6 Smic, cela ne crée pas d'emploi », abonde Fabienne Rouchy.
Laurent Cordonnier souligne pour autant un point qui pourrait constituer une réelle avancée en matière de démocratie sociale : la proposition que soient transmis aux Conseils économiques et sociaux les données relatives aux crédits d'impôts et aux abaissements de cotisations sociales. « Cela serait le premier pas d'une réarticulation de la gouvernance d'entreprise avec la notion de bien public, en réintégrant des débats transparents sur les contreparties proposées par l'entreprise qui a touché des aides », approuve l'économiste.
Pour que ces préconisations soient effectives, il faudrait qu'elles soient reprises dans le cadre d'un projet de loi. Ou soient intégrées par le biais d'amendements à la prochaine loi de finance. Rdv est pris pour la rentrée sociale.